Chaos. Partie 1
Il était vingt-deux heures. Après une longue journée de travail acharné sur l’extension du Pro-Gram, ses yeux fatigués se plongèrent dans le bleu de son écran. Cela faisait des années qu’il travaillait sur le projet mais il y prenait toujours autant de plaisir. Le plaisir, il le trouvait chaque soir en allant sur la Toile pour consulter le site des Résultats : les photos de mariage, des enfants, des couples souriants et épanouis. Tout cela c’était un peu grâce à lui et il se nourrissait quotidiennement de ces bonheurs pour continuer sa mission, pour alimenter son besoin vital de croire au moins en une chose : la science avait sauvé l’Homme.
Le progrès informatique, grâce à tous ces scientifiques qui, comme lui, travaillaient à l’élaboration de « M », avait enfin trouvé le moyen de protéger l’Homme de son pire ennemi, le hasard. Le hasard des rencontres, le hasard de la génétique, avaient enfin trouvé sa solution et elle avait été arithmétique. De façon surprenante, il était un des plus fervents travailleurs attachés au Pro-gram tout en n’ayant jamais voulu y prendre part.
Lui, il aimait sa solitude. Il aimait le contact froid de ses draps, il aimait l’appartement vide de tout. Il se plaisait dans cette contemplation là d’un malheur si solidement ancré dans sa vie qu’il en était devenu simplement, rassurant. Être spectateur de la vie des autres était le moyen le plus facile qu’il avait trouvé pour ne plus laisser place au hasard. Ce hasard qui l’avait terrifié si souvent, celui qui s’abattait tellement soudainement dans la vie des gens pour la détruire. C’est en ça qu’il avait rejoint la majorité du Pouvoir en place.
Pourtant, ce soir là était-ce sa curiosité ou les photos qui se déroulaient sous ses yeux, il avait eu l’envie irrésistible, lui aussi, d’en avoir sa part. Il avait eu envie, comme tous les autres l’avaient fait avant lui, de ne plus contempler le Système mais d’y rentrer, d’oser tenter. La « Fiche de renseignements primaires » lui avait été envoyée d’office des dizaines de fois, il n’avait qu’à la chercher dans ses mails.
Il était vingt-deux heures. Elle s’était encore endormie sur les graphiques. L’ordinateur avait vu juste, une fois de plus, mais cela n’avait encore pas marché. Elle avait pourtant tout programmé pour que cela soit parfait. Le bon endroit, un bar bien en vue de l’avenue du Soleil, la bonne tenue, ni trop aguicheuse, ni trop pudique, le maquillage qui savait souligner tous ses plus beaux atours. Et puis surtout une idée fixe, trouver le bon, le plus séduisant, le plus intelligent, le ramener à la maison, lui faire passer une nuit torride puis le jeter le lendemain, après le café mais juste avant les croissants. Elle avait bien d’autres choses à faire que de prendre la peine de s’engager dans une histoire hasardeuse qui ne l’emmènerait encore on ne sait où, on ne sait comment. La dernière fois qu’elle s’y était faite prendre, elle avait tellement souffert. Des mois pour se reconstruire, une reconstruction encore en chantier.
Ses amies, qui faisaient confiance au Pro-Gram, lui disaient tous les jours au boulot, la solution à son problème était simple, la « Fiche de renseignements primaires » pour commencer et l’ordinateur ferait le reste. Elles l’avaient toutes crées comme cela leur bonheur parfait. Et indubitablement cela marchait, comme elle le contemplait chaque soir de détresse sur le site des Résultats, entre une larme versée pour deux larmes de whisky ingurgitées.
Le Pouvoir s’en targue à tout rompre, les gens en avaient fini de leurs solitudes célibataires, finie l’infertilité, finie la violence conjugale, plus de maladies génétiques. « M » ingère les données et crée les couples en fonction des informations transmises et de l’échantillon d’ADN fourni, de la création des couples naissent des enfants. Les gens sont heureux, enfin. Le Pouvoir a fait de cette découverte phénoménale son meilleur argument, il s’apprête même à étendre le projet à d’autres domaines.
Elle croyait en ces vertus, pourtant elle n’en était intéressé que par la finalité, avoir un enfant, coûte que coûte, son seul manque, un amour inaliénable. Elle avait cru qu’elle aurait pu tout prévoir grâce au calculateur de fertilité personnalisé qu’elle avait acheté à la pharmacie, mais, immanquablement, les échecs se succédaient. Elle aussi voulait sa part de bonheur, le Pouvoir leur avait promis, ils l’avaient élu pour cela, pourquoi le refuser ? La « Fiche de renseignements primaires » lui avait été envoyée des dizaines de fois par ses copines, elle n’avait qu’à la chercher dans ses mails.
Quelques jours plus tard ils eurent la réponse à leurs envois respectifs. Le rendez-vous avait été fixé par le programme en fonction de leurs goûts communs, et peut-être aussi en fonction d’un peu de publicité bien sentie, au Buddha Bar.
Elle avait mis sa plus belle robe, il n’avait absolument rien changé à son jean quotidien. Elle sentait le doux mélange orangé et fleuri de son parfum fétiche, il n’avait pas même pas pris la peine de se raser. Si cela devait être la femme de sa vie ne l’aimerait-elle pas ainsi ? L’heure de la rencontre était venue.
Au départ, elle est passée au moins trois fois devant lui sans se rendre compte qu’il l’attendait, il ne l’a pas vue non plus. Et pour cause. Le choc de la rencontre fut si terrible qu’ils n’échangeront pas mot pendant de longues minutes. Jusqu’à ce que son affabilité féminine reprenne le fil de cette histoire déroutante. Ils n’avaient absolument rien en commun et représentaient l’un pour l’autre l’exact opposé de ce qu’ils cherchaient. Il détestait ce genre de pimbêche exubérante, arrogante et colérique. Elle haïssait ces types bougons et lunatiques. Un soi-disant intellectuel qui se cache derrière une barbe et des neurones pour ne pas avoir à parler de soi, quand il parlait. En avait-il eu vraiment le temps ? Ce premier rendez-vous fut à la hauteur de leur attente respective, catastrophique !
Néanmoins il s’était passé quelque chose qui changerait tout.
Les jours qui s’en suivirent, chacun recevaient la notification quotidienne de l’Enquête de satisfaction du Pro-Gram. Une belle photo de chacun, entourée de petits cœurs et du message suivant : « Alors ? ». « Mais qui m’a pondu un truc aussi niais ? » maugréait-il ne quittant toutefois pas des yeux la photo de la fille. « Mais je fais ce que je veux ! » grondait-elle en cliquant furieusement sur le mail prenant soin toutefois de ne pas l’effacer. « Pour ne pas perdre ses beaux yeux cachés » soupirait-t-elle.
Il fallait répondre, la fréquence des messages s’accentuait. Le silence du couple en devenir pourrait être vu comme un déni accusateur à la légitimité du Pro-Gram. Le Pouvoir avait droit de regard sur le résultat, les réponses de l’Enquête servaient officiellement à améliorer la vie des concitoyens, ils étaient surtout devenus le moteur essentiel de son contrôle.
D’ordinaire pragmatique, l’insistance des messages le poussa à se renseigner sur les finalités de l’application. Après tout il travaillait sur le projet d’extension depuis deux ans, il se devait d’en connaître les failles, si elles existaient. Cela faisait bien longtemps que les ordinateurs ne se trompaient plus pourtant. Enfin normalement.
Jusque-là il avait pris la rencontre et la fiche un peu comme une bonne blague, cette fille et lui, cela ne pouvait être qu’une plaisanterie. Mais il sentait bien que la blague tournait court, et puis, c’est idiot mais il avait pris l’habitude de la regarder. Malgré tout ce qu’elle avait d’horripilant dans son apparente froideur, il percevait en elle une fragilité qui le touchait, une beauté sauvage qui le fascinait. Il posa des questions à ses collègues, eut parfois l’impression de gêner. Il fouilla les codes sources à la Centrale, mais certains remontaient aux années 2020, son matériel ne pouvait accéder à tous les fichiers.
Elle recevait les messages elle aussi, mais la colère ne l’avait pas lâché depuis le soir où ils s’étaient rencontrés. C’était peut-être sa seule chance d’être enfin comblée par l’amour d’un enfant et cet abruti de geek en mal d’une souris à crinière blonde avait tout fait rater. Pourquoi ? Elle ne supportait plus les relances de l’ordinateur central qui lui rappelait constamment sa sempiternelle attente, là où elle n’excellait pas, à l’évidence. Et puis sa photo à lui la troublait, elle s’était habituée à le voir ainsi. Malgré ses airs taciturnes, il était, étrangement, fascinant.
Trop d’attente, trop de relances, ça suffit. Après tout on avait pris l’habitude de se retourner contre le Pouvoir, tout le monde le faisait, c’était notre droit. Il suffisait de déposer une requête et le tour serait joué, l’erreur effacée et la « Fiche de renseignements primaires » retournée dans le ventre du Pro-Gram pour une meilleure pioche.
Ils avaient été convoqués ensemble au tribunal.
Assis tous les deux devant le Juge, elle expose la requête, explique les raisons qui la pousse à ne pas vouloir de ce résultat. « Il y a eu peut-être une erreur ? » murmure-t-elle à la salle ébahie d’une idée aussi saugrenue.
Il n’a pas cessé de la regarder durant toutes ses explications. Il s’impatiente du ton condescendant de ses griefs envers le choix « stupide » du Pro-Gram, pourtant la musique de ses paroles lui fait pour une fois oublier le bleu de son écran pour le bleu de ses yeux, une aventure en elle.
« Rien à ajouter » maugrée-t-il. « La Cour se retire pour délibérer. » entend-on. Profitant du brouhaha, il se lève d’un bond, entraîne son Orageuse par le bras et sortent précipitamment du tribunal.
« Je vous veux. Ils vont nous faire taire. « M » ne se trompe pas. Le Pouvoir ne se trompe pas non plus. Faites-moi confiance ! Vous avez fait une énorme conner…bêtise ! On court. Partez ou restez mais si vous restez… ». Elle le regarde droit dans les yeux, enfonce sa main dans la sienne, elle ne le lâchera plus. Au loin, ils entendent des cris. Désormais la traque commence.
Mélanie Sorbets-Le Meur www.laplumeetlagomme.fr